Il y a pensé toute la nuit. Toute la nuit mais pas seulement : cela fait des mois que les contours de cette journée se précisent dans son esprit.
Des mois qu’il l’attend et qu’il la redoute.
Quand la sonnerie de son portable retentit, il a déjà les yeux grand ouverts et reste quelques instants à fixer le plafond.
Dans le lit à côté de lui, sa femme, Sylvie, l’esprit encore embrumé, les membres engourdis et les yeux mi-clos, met du temps à émerger.
Lui a les idées très claires. Il sait ce qu’il doit faire, dans quel ordre et à quel rythme.
En quelques secondes, il est debout.
Elle se love encore quelques instants dans les draps, s’étire de tout son long, se frotte les yeux et se risque à demander (en général, mieux vaut attendre qu’il ait bu sa grande tasse de café noir pour entamer une discussion) :
« Charles, est-ce que ça va ?
─ Parfaitement bien, répond-il en se hâtant de remonter les stores. Puis il ajoute, après un silence : Peut-être un peu stressé. »
Et fonce sous la douche, ôtant à sa femme toute possibilité de le réconforter.
Quand Sylvie, encore en peignoir, le rejoint dans la cuisine, Charles est déjà tiré à quatre épingles, le visage penché vers le texte qu’il lira ce soir.
« Tu n’as plus besoin de le relire mon chéri, tu le connais par cœur !
Il lève les yeux vers elle et manque de s’étrangler :
─ Comment ça, tu n’es pas habillée ? Mais qu’attends-tu ?
Il a beau savoir qu’elle serait moins investie que lui dans l’événement, sa décontraction l’exaspère.
─ Dépêche-toi, par pitié ! Nous devons y être dans une heure ! »
Trente minutes plus tard, Sylvie fait son entrée dans le salon, parée de sa robe bleue en dentelle et de ses bijoux les plus précieux. A peine le temps de lui dire qu’elle est belle qu’ils se retrouvent déjà dans le taxi, en direction du 3e arrondissement. Alors qu’ils remontent le boulevard de Belleville, Charles ne peut s’empêcher de repasser en revue les moindres détails de cette journée. Il a tellement envie que tout soit parfait… Même s’il n’a pas revu Noëlle, son ex-femme, depuis plusieurs années, il souhaite oublier les tensions et jouer le jeu de l’harmonie familiale, il l’a promis à Julia. Le taxi traverse la place de la République, emprunte la rue de Turbigo et arrive bientôt devant le métro Arts et métiers.
« Arrêtez-vous là, je vous prie », demande-t-il en apercevant son frère Emmanuel sortir de la bouche de métro.
La vision de son petit frère tant aimé l’apaise un court instant. Il s’extrait de l’habitacle, Sylvie sur ses talons.
« Alors c’est le grand jour ! lui dit Emmanuel en le prenant dans les bras.
─ Ne m’en parle pas… » répond Charles, presque au bord des larmes.
Plus ils approchent de l’église, plus Charles a le cœur qui bat vite. Devant eux, des groupes se forment, parmi lesquels il reconnaît des amis du lycée et d’école de Julia. Il serre fort la main de Sylvie pour se donner du courage. Encore quelques mètres et ils parviennent rue Saint Martin, devant la Paroisse Saint-Nicolas des Champs.
Cela fait une dizaine d’années qu’il n’y a pas mis les pieds et pourtant : les images des messes de minuit à Noël, du baptême de Julia, de sa première communion, de tous ces événements heureux lorsqu’ils étaient encore une famille se présentent à lui aussi distinctement que si tout cela avait eu lieu la veille.
Ca va être encore plus difficile que je ne le pensais, se dit-il.
Il s’approche de l’entrée de l’église pour accueillir les convives, pendant que Sylvie et Emmanuel vont s’installer à l’intérieur. Ses saluts sont mécaniques, ses sourires forcés. Même Noëlle, en beauté et chapeautée, n’a droit qu’à un vague bonjour. Les cloches se mettent à sonner et les derniers retardataires se précipitent pour prendre place sur les chaises du fond, encore disposnibles. La mère de Raphaël descend la nef pour venir à sa rencontre.
« Ils se font attendre, n’est-ce pas ? »
Alors que Charles esquisse un sourire, le regard fixé vers la rue, deux voitures racées s’arrêtent enfin dans un crissement de pneus.
De la première, sort Raphaël, costume bleu cobalt, nœud papillon, les cheveux laqués et la barbe rasée de près. Il salue Charles et embrasse sa mère. Lorsque l’orgue commence à jouer le Canon de Pachelbel, les différents protagonistes entrent en scène. A cet instant, la porte latérale de la seconde voiture s’ouvre. Charles aperçoit les chaussures blanches, la robe ivoire délicatement dentelée, le bouquet bleuté puis le voile. Il en a le souffle coupé. Elle est ravissante.
Julia s’avance vers lui, l’air heureux. Il tente de retenir sa lèvre supérieure qui commence à trembler mais ses yeux en profitent pour déverser un torrent de larmes au moment où Julia l’embrasse.
Aujourd’hui est l’un des jours les plus importants de sa vie.
Aujourd’hui, il va marier sa fille.
Bérengère de Chocqueuse